Article publié dans Famille Chrétienne le 2 mai 2011, à l'occasion des Rencontres grégoriennes de Paris. Entretien avec Louis-Marie Vigne, président du Chœur Grégorien de Paris, propos recueillis par Maryvonne Gasse.
Ces Journées grégoriennes ne concernent-elles qu’un public cultivé et minoritaire ?
Contrairement à l’opinion courante, le chant grégorien n’est pas élitiste. Il est même populaire ! Tout le monde peut en mémoriser la mélodie, tant elle épouse de près la langue latine, et chacun peut chanter les parties communes de la messe : le Gloria, le Credo, le Sanctus. Certes, c’est un chant qui a été sauvé et conservé à l’ombre des cloîtres, mais il s’adresse à tout homme, aussi bien dans la cité qu’à la campagne, dans les monastères comme dans les paroisses.
Nos journées s’attacheront à cette transmission vivante et ouverte, au-delà des sensibilités particulières et des états de vie. Parmi nos intervenants, nous donnerons la parole à des clercs et des laïcs, des spécialistes et des amoureux du grégorien.
Le grégorien est-il une affaire de sensibilité liturgique ?
Le chant grégorien peut être aussi bien chanté dans l’une que dans l’autre des formes liturgiques, ordinaire ou extraordinaire. Je vous rappelle que le concile Vatican II n’a supprimé ni le latin ni le grégorien. Et donc, refuser l’enseignement de l’Église devient difficile à comprendre, mais s’y soumettre, c’est permettre au grégorien de réunir les deux formes du rite latin et de les laisser s’enrichir mutuellement : la sacralité et la verticalité chez l’une, la lisibilité et la participation chez l’autre.
C’est une tradition toujours en mouvement, et se l’approprier ne signifie pas le dupliquer. Ce qui reviendrait à la projection de nos fantasmes sur un passé figé. Même si le chant grégorien reste encore discret, il n’est ni gelé dans un passé révolu, ni enclos dans un périmètre statique, ni fermé à la recherche scientifique.
D’ailleurs, les défenseurs de la liturgie romaine devraient savoir qu’avant le XIIe siècle, où il s’est « romanisé », il était perméable à de nombreux apports étrangers. Aujourd’hui encore, il subit des changements. L’oreille de l’homme moderne n’est pas celle du Moyen Âge, et nous ne chantons pas le grégorien comme il l’était au IXe siècle. Simple principe de réalité.
De quelle manière se manifeste cette vitalité actuellement ?
De notre côté, nous avons ouvert une école de chant grégorien en 2006, qui a déjà formé une vingtaine de directeurs de chœurs, lesquels transmettent aujourd’hui la tradition grégorienne aux quatre coins du monde : Colombie, Japon, Madagascar, République tchèque… Dans cette école dont les locaux sont à Paris, nous accueillons de nombreux jeunes musiciens, très différents, tous passionnés, qui acceptent un travail exigeant : une dizaine d’heures de cours hebdomadaires pour apprendre à lire, écrire, chanter seul et en chœur, étudier les manuscrits, entrer dans l’histoire de la liturgie. Cette école s’est greffée sur le chœur grégorien qui lui, existe depuis une trentaine d’années.
Aujourd’hui, deux chœurs animent les messes dominicales : un chœur de 12 femmes en l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et l’autre de 25 hommes à la chapelle des Missions étrangères. C’est une petite goutte d’eau qui s’inscrit dans une histoire bimillénaire et même davantage.
Comment cette tradition a-t-elle traversé les siècles ?
Le chant grégorien remonte aux premiers siècles de l’Église, donc avant la naissance du monachisme. Aussi loin que l’on puisse remonter, il vient de la psalmodie, une technique vocale qui consistait à réciter un psaume sur une note unique. Et la psalmodie est elle-même issue de la prière juive.
Le plus souvent on attribue le chant grégorien au pape saint Grégoire (+ 610), mais il s’agit plutôt d’un illustre parrainage que d’une authentique paternité. Grégoire a synthétisé plusieurs répertoires. Par exemple, dans un office comme celui de la fête de la Dédicace, les symboliques viennent d’origines multiples : byzantine, irlandaise, ambrosienne, gallicane. Mais au Moyen Âge, justement en plein essor monastique, nous assistons à une perte de vitalité par le passage de l’oralité à l’écriture, sous la pression des théoriciens.
À la fin du Moyen Âge, la décadence est totale. Il faut attendre dom Guéranger (1805-1875) qui lui rendra ses lettres de noblesse. Le grégorien, c’est « le plus précieux trésor que possède l’Occident » disait Olivier Messiaen, que j’ai eu la joie de bien connaître.
Le grégorien est donc de plain-pied avec la modernité ?
La liturgie grégorienne est un espace de liberté, ce qui correspond bien à la modernité. C’est un chant qui a longtemps échappé aux rythmes et à la mesure, à tel point qu’au XIVe siècle, un pape est intervenu pour s’opposer aux mélodies rythmiques qui menaçaient cette souplesse.
Mais la rançon de cette liberté, c’est un travail exigeant : pour que le chœur soit à l’unisson, le chantre doit être particulièrement docile au chef de chœur et à l’écoute des autres chantres. C’est un art qui ne supporte ni l’individualisme ni la passivité. Il décentre de soi et entraîne dans une procession intérieure vers l’autel du cœur.
Pouvez-vous expliquer ce cheminement intérieur ?
C’est un art de la respiration qui nous dilate de l’intérieur et nous engage dans un élan d’offrande très radical : on donne son temps, sa voix, son souffle qui est au carrefour de l’âme et du corps. C’est donc un acte à la fois physique et spirituel, un mouvement du corps qui exprime celui de l’âme. Il ne suffit pas de réfléchir ni même de célébrer, aussi belle soit la cérémonie. L’acte liturgique vient de beaucoup plus loin : nous offrons à Dieu ce qu’Il nous a donné – sa présence, sa parole, son silence.
À la fin du Graduel par exemple, nous sommes invités à marquer une pause pour nous approprier dans le silence ce qui vient d’être chanté. Un orthodoxe me faisait remarquer que les icônes ne sont pas belles mais ressemblantes… Et dans le même sens, un soufi soulignait que la liturgie, c’est un miroir où Dieu doit pouvoir retrouver la splendeur de sa création.
N’est-ce pas l’universalité par excellence ?
À chaque fois que le Chœur grégorien de Paris est allé à l’étranger pour chanter, que ce soit dans les villages musulmans du Liban, chez les moines bouddhistes du Japon, aux abords de la médina de Fès au Maroc, en Israël, en Chine et en Corée, nous avons toujours ressenti une forme de communion spirituelle, par-delà les différences religieuses et culturelles.
Un tel intérêt de la part de personnes si diverses nous interdit de garder pour nous seuls le trésor de notre tradition liturgique.
Comment allez-vous nous aider à goûter ce trésor ?
Nous avons conçu ces trois journées de telle sorte que les participants puissent y vivre les temps de prière qui rythment la journée d’un moine : laudes, tierce, vêpres, vigiles, complies. Et bien sûr l’eucharistie qui sera célébrée selon la forme ordinaire du rite romain, à la chapelle du Val-de-Grâce. Nous ouvrirons ce triduum à la Maison des évêques de France, et nous le clôturerons par un salut du Saint-Sacrement en l’église Saint-Louis-en-l’Isle.
Ces offices encadreront la trentaine de brèves interventions que nous avons prévues, entre personnes très diversifiées : parmi nos invités, nous entendrons Fayçal El Karoui Mohammed, imam du Quartier latin, une personne très spirituelle, et même mystique.
C’est dire l’actualité et l’universalité du chant grégorien. C’est-à-dire sa catholicité.
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